Aux Femmes d'Haïti
Christian Werleigh
Femmes de mon pays, comme je vous vois belles! Vos yeux ont le regard profond des colombelles ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... ... .. Vous fîtes tout dans notre Histoire merveilleuse: Hier, vous étiez la Gardienne et la Veilleuse, Vous donniez votre coeur aux Martyrs enchantés; Et toujours, ce fut vous les Héros! Ecoutez: Les fiers Conquistadors de la Reine Isabelle Avaient fait un enfer de Quisqueya la belle. Et dans cet Ile où tout était danses et chants, Rivés au durs travaux des mines et des champs, Par milliers, les Indiens succombaient sous la Haine. Les dieux pleuraient la mort de la Race indienne... Mais pour qu'un jour, debout et réveillant l'écho, Invincible, invaincu dans le Bahoruco, L'ancien esclave Henry dominant les campagnes, Vit Charles-Quint, le roi de toutes les Espagnes, Descendre jusqu'à lui pour demander la paix, Il a fallu que le plus triste des gibets Vît ANACAONA, Fleur d'Or, poète et reine, Expier doucement sa grâce souveraine: On vénéra le grand Cacique redouté, Couché comme un lion dans sa tranquilité; Et le dernier Indien, libre dans sa demeure, Peut encore se bercer d'un chant avant qu'il meure. Mais l'Africain l'avait bien vite remplacé, Et, trois siècles on le vit nu, le front lassé, Sous la pluie, au soleil de notre canicule, Chantant quand même, de l'aurore au crépuscule, Peinant, la houe en main, au sol qui n'est pas sien, Pour un maître souvent plus cruel que l'ancien. Et, corps ensanglanté dans la belle nature, Vous oubliiez vos coups aussi, votre torture, Pour lui montrer le ciel dans le soir étoilé, Et dans vos bras, il était vite consolé... Mais le coeur d'un esclave est un levain de haine. Et lorsqu'un jour, levant le front, brisant la chaîne, A son tour il montrait, debout dans les combats, Qu'étant homme, il devait vivre libre ici-bas; De son sang, par ce long et sublime Offertoire, Quand il écrit le geste unique de l'Histoire: L'esclave qui, parti de si bas, va monter Jusqu'à l'Indépendance après la Liberté; O Vous qui connaissez les flèches les plus sûres Pour faire dans les coeurs les plus saintes blessures, La nuit, chacune est là prêtresse, et sans surseoir, Guetteur durant le jour et courrier dans le soir, Vous poursuivez vos généreuses imprudences... L'ombre sera toujours propice aux confidences Et si les Affranchis sont triomphants bientôt, Ils le doivent dans l'Ouest, à Louise Rateau... Voilà Leclerc qui vient rétablir l'esclavage Et la lutte reprend tragique, âpre, sauvage: Pas de quartier! Les Noirs surpris sont égorgés Et Toussaint a juré qu'ils seront tous vengés... C'est la Valeur qui veut lutter contre le Nombre C'est l'incendie et le combat dans la nuit sombre... Les Noirs se défendant, c'est la Rébellion! Rochambeau, c'est un tigre et Toussaint un lion, Et le Lion défend la liberté, son Oeuvre... Après vingt combats, c'est la Ravine-à-Couleuvre, Et l'on résiste! - et les Français qui sont bien trop, Font un siège endiablé de la Crête-à-Pierrot; Et contre dix-huit mille on semble une centaine, Enfermés dans le fort - et c'est la mort certaine... On a soif, on a faim... foudroyé, l'on est gai; Et l'on se bat deux jours - on n'est pas fatigué Car Marie-Jeanne est là près de Lamartinière! Elle rit...ses cheveux semblent une crinière, Elle chante! - elle vint sans qu'on la demandât, Faisant le coup de feu comme un simple soldat, Jetant la Marseillaise à ses lèvres trop pâles, Consolant les blessés, distribuant des balles! Ainsi comment ne pas souffrir allègrement La soif et mille morts sous un bombardement Quand une femme est là pour nous cacher la tombe? Comme on se bât, comme l'on souffre - oh! comme on tombe! Pour porter dans le fort l'ordre d'évacuer, Il faut se résigner à tout, pris ou tué. Dessaline offrirait les plus fameuses sommes Pour passer à travers tous ces milliers d'hommes, Aller vers une mort certaine, sans émoi, Que nul n'aurait osé paraître et dire: "Moi!" Il parle: un homme est là. Mais il sait, Dessaline, Qu'à côté d'un héros il faut une héroine, Et qu'une femme aidant, un homme sûrement Ira trouver Magny sous le bombardement: Il avise une vieille et la donne au vieux Noir, et portant l'anneau d'or, ils passent dans le soir! Que leur fait-il qu'à leur retour, on les arrête? : On prépare là-haut la fameuse retraite. Interrogés, battus à mort, ils se tairont: Ils sont heureux - ils ont rempli la mission! Quand Leclerc dans un guet-apens des plus infâmes Eut osé prendre et déporter, avec des femmes, Toussaint, le NOIR sublime et providentiel, Tout comme s'il voulait bannir de notre ciel, Avec la Liberté, l'Héroïsme et la Grâce; Quand cet HOMME, le plus sacré de notre race, Fut enfermé vivant dans sa tombe de Joux, Et qu'on forgeait dans l'ombre infernale, des jougs Malgré le fer, malgré les hordes assassines, L'Arbre avait repoussé par toutes ces racines! Comme il fallait de votre sang pour le nourrir, Peut-on compter vos Soeurs qui surent bien mourir? Femmes de Maurepas et de Paul Louverture, O Vous qui n'aviez point parlé dans la torture: Sanite, droite, auprès de Bélair qui tombait, Henriette Saint-Marc pendue au noir gibet, Pauvresses aux yeux grands ouverts, raides aux branches, Vous, Vierges, qui portiez vos robes encor blanches, Entendez, et voyez ce spectacle émouvant, Toi, Mer, garde à jamais cette voix dans ton vent! La femme est là; filles, mari tremblent, tout pâles, Car les flots noirs laissaient parfois monter des râles: "Va donc, sois fier de mourir pour la Liberté..." "Plus heureuses que moi, vous n'aurez point porté D'esclave en votre sein..." - et la voix surhumaine D'une Sempronia qui n'était pas romaine, En jetant chaque fois du sublime au tableau, Dominait le bruit sourd et lugubre de l'eau... On conduit un autre homme! - et la voix surhumaine, La voix d'une Arria qui n'était pas romaine, Vient lui montrer avec un fer ensanglanté, Comme, front haut, l'on meurt pour vous, ô Liberté! Les crimes ont toujours exalté le courage: Pour un forfait, combien de coeurs bouillant de rage! Lorsqu'on vous fit noyer et pendre et fusiller, Etait-ce donc pour que votre oeil fût effrayé? Pourtant vous êtes les fidèles émissaires, Vous avez l'ordre et les audaces nécessaires, Votre coeur s'offre: on ne dit même pas vos noms! Vous accourez, vous vous attelez aux canons, Vous vous penchez sur la blessure et sur la plaie, Vous vous trouvez un beau matin à l'Arcahaie, Et grave, vous avez la première à la main, Ce drapeau qui sera victorieux demain, Et les beaux grenadiers pour mourir à Vertières Rythmaient leur chant de votre nom, mères altières... Pourquoi l'homme ne sut-il plus se souvenir, Pourquoi laisser Hier surprendre l'avenir? Ah! lorsqu'on put atteindre à la suprême gloire, Pourquoi faut-il se replonger dans la nuit noire? Cette fois-ci, dame Pageot, que faites-vous? Le Père est menacé car les Enfants sont fous! Oubliant la Patrie on ne voit que l'Empire: La guerre entraîne une autre guerre - et l'on conspire! Mais hier, Femme, sur le Héros qui songe et dort, Vous étiez la Victoire ouvrant ses ailes d'Or - Voilà qu'Il meurt: vous êtes l'Ombre désolée , Vous êtes la Pitié, vous êtes Défilée... O Femmes, votre coeur se montra bon et doux A ceux-là même qui tuaient vos chers époux: Malades, ils trouvaient vite en vous une Mère - Rochambeau n'a point vu pareil coeur chez Homère! Mais si pour vous nommer je me mets à genoux, Si je vous dis de demander pardon pour nous, Vous dont les yeux savaient éteindre Sa colère, Ange de Dessaline, Impératrice Claire; Si pour perpétuer sa domination, Superbe et solitaire, ainsi qu'un Pharaon Il dort son grand sommeil dans son oeuvre immortelle O toi qui le portas jusqu'à la Citadelle, C'est qu'à jamais, Filles et Femmes d'Haiti, Epouses de héros à qui le Sort mentit, Le grand Passé forgea leur rêve à votre taille, Et vous pourriez mourir sur les champs de bataille! Femmes de mon Pays, soeurs des Preux d'autrefois, Que disent vos regards, que clameront vos voix? Nos Pères ont vaincu les Vainqueurs par l'épée, Mais, Femmes, ce fut vous l'âme de l'Épopée!