LE CRÉOLE DU NORD COMPARÉ A CELUI DE L’OUEST

Henri-David EUSTACHE

 

 

Nous étions au tribunal de paix de l’Acul-du-Nord quand une plaignante s’adressa en ses termes au juge « Jij, fanm nan rive di ke’m manje z-a poul’ay nan nich’ay ». Ma collègue, originaire de l’Ouest quoique travaillant dans le Nord / Nord-est depuis trois ans n’y comprit mot. Elle me demanda que venait de dire la dame au sujet de l’accusee. Cette scène me mit sur une piste de réflexion à savoir ce qui différencie le créole du Nord de celui de l’Ouest. Cette analyse s’est approfondie grâce aux besoins de communication dans le cadre de mon travail avec les paysans de zones proches de la capitale il n’y a pas longtemps. Soit dit en passant qu’Haïti jouit, quand même d’un avantage majeur jusqu’ici inexploité, nous avons un outil de communication de base, assez homogène qui peut être compris d’un coin à l’autre de la République même avec les différences régionales développées ci-dessous.

Dans le présent article, j’essaie de trouver certaines caractéristiques de la langue du Nord  au niveau des règles du parler, de la syntaxe. J’ai aussi dressé une liste de mots, expressions, d’acceptions ou connotations différentes des mots.

Je l’ai préparé à partir de réflexions personnelles et de l’usage quotidien de la langue, ainsi les mots collectés l’ont été pendant une douzaine d’années, certains sont des réminiscences de mots employés dans le temps et qui tendent à disparaitre.

 

1-     DES MOTS ET EXPRESSIONS DIFFERENTS

En général la personne de l’Ouest en arrivant dans le Nord butte sur quelques mots ou expressions qu’elle ne connaît pas ou qui servent à identifier un Nordiste. Parmi les mots et expressions les plus frappantes il y a « Ake, Kinan’m, Kino’w, Òò, Wou li li ». D’autres sont moins connus. Feu Ingénieur Clésius ‘Clé’ JEAN-BAPTISTE, originaire des Gonaïves raconte qu’il était à peine arrivé dans le Nord-est quand, un jour avant de sortir de chez lui, il passa certaines instructions à sa servante. A son retour, il lui posa la question sur l’une de ces tâches qu’elle devait accomplir, elle lui répondit ‘Sife’. Il ne comprit pas. Quelques minutes plus tard, il la rappela et lui fit à nouveau la même question à laquelle elle répondit encore ‘Sife’. Insatisfait de la réponse, quelques instants après, il la requestionnait sur le même sujet, énervée la dame lui répliqua cette fois ‘Sife, sife, sife’. Il prendra plusieurs années à notre regretté ‘Clé’ pour découvrir finalement le sens de cette expression employée dans le Nord, le Nord-est et qui signifie simplement ‘Oui’. C’est de l’ancien français ‘Si fait’.

Malgré tout le nombre de mots différents semble relativement faible. C’aurait été intéressant de quantifier le pourcentage par rapport à la langue de base comprise par tous nos compatriotes d’où qu’ils viennent de la République.

 

2-     DES ACCEPTIONS DIFFERENTES

On peut rencontrer le même mot dans le Nord mais avec un sens tout différent. Un mot considéré comme affectueux ou ‘propre’ (châtié, prude) dans l’Ouest peut être d’une vulgarité sans pareille dans l’autre région. Voici deux exemples qui éviteront certains chocs  quand un Nordiste rencontre un Occidental haïtien.  Dans l’Ouest ‘Kòkòt’ est un mot très affectueux, seulement quelqu’un pour qui vous comptez, un proche va vous le dire, il équivaut à ‘chéri/e’, c’est aussi le surnom des Jacqueline, Jacky, … Une marchande pour vous amadouer va vous lancer en vous caressant la main, la tête ‘Kòkòt cheri achte non’ ou « Cheri Kòkòt achte non’. Par contre dans le Nord, ce mot est grossier, il désigne vulgairement le vagin de la femme, il fait heurte le Nordiste

Il y a l’anecdote qui illustre parfaitement la communication Ouest-Nord, c’ est le cas d’une professionnelle originaire de la région métropolitaine et travaillant dans le Nord-est qui trouva un matin écrit sur sa clôture «Kòkòt … », pour celui qui avait inscrit le graffiti c’était la plus grave injure qu’il pouvait lancer, pour la femme de l’Ouest c’était tout le contraire, cela ne choquait pas du tout…

Deuxième exemple, dans le Nord, le fruit du palmier à huile (Elaeis guinensis) est appelé « gwo koko », celui d’un autre palmier aux fruits plus petits c’est le « Ti koko », dans la capitale ce dernier serait appelé Ti kwoko/ Ti kroko. Dans l’Ouest le mot ne désigne que la vulve de la femme comme dit plus haut.

Un ancien condisciple originaire du Cap raconte que petit, il était venu à Port-au-Prince pour des vacances avec sa grand-mère, il demanda qu’on lui achète des ‘koko’, on lui en apporta des petits. Il se mit à pleurer et dit qu’il en voulait des gros pas des ‘ti koko’. Fou rire des assistants de la scène !

D’autres nuances sont plus subtiles mais quand même importantes car la perception du receveur n’est pas celle de l’émetteur du message selon leur origine.

 

3. LES CONTRACTIONS et LES LIAISONS

Ce jour-là au tribunal de paix, j’allais découvrir l’un des aspects les plus marquants  de cette différenciation du créole parlé: le Nord gagne la palme pour les contractions. Je me rends compte que c’est l’aspect le plus déroutant pour celui qui n’est pas de la région.

Si,  partout dans le pays quelques mots sont contractés comme « M’ pa la » pour « Mwen pa la », « M’ chita » pour « Mwen chita », « Pale avè’w » pour « Pale avèk ou », etc., dans la région septentrionale cela va plus loin. Pour moi, c’est la différence majeure entre les deux zones.

Prenons l’exemple initial du tribunal, il est révélateur : « Jij, fanm nan menm di m’ manje z’a poul’ay nan nich’ay.» Elle disait en fait : «Jij, fanm nan menm di  mwen manje ze-a poul a li nan nich a li.» Il convient de souligner ici la présence du « a » comme une préposition utilisée dans le Nord exprimant la possession, ce serait un équivalent du « de » français. On dit dans le Nord quand on restitue les mots complètement, sans contraction « poul a li » tandis que dans la région occidentale on dit « poul li ».

Ce « a » dans le Septentrion va changer de son dans les contractions selon ce qui le suit. Avec « mwen » il devient « an-m » comme dans « kinan-m » (kina a mwen), « kabann-an-m » (Kabann a mwen), « chanm-anm » (Chanm a mwen). Quand on le contracte avec le « ou » ou « w » qui le suit il sonne comme «òr » ou « òw » : « kinòr/ kinòw » (kina a ou/ w), « machinòr/ machinow » (Machin a ou/w), « bikòr/ bikòw » (bik a ou/w). Avec « li » la contraction évolue vers « ay », exemples : « kinay » (kina a li), « nichay » (nich a li), « poulay » (poul a li). Par contre avec « nou » il se mue en « an » comme dans : « kinan nou » (kina a nou), « mizik an nou » (mizik a nou).

Remarquons que dans la contraction septentrionale du « a li », c’est le son « i » qui est priorisé dans « li » ce qui donne « ay » tandis que dans l’Ouest c’est le « l » que l’on retient, par exemple on dit à Port-au-Prince « Ki mele’l » contre « Ki meley » dans le Nord, tout cela pour ‘Ki mele li’.

 

 

Exemples de contractions et liaisons

Nord

Ouest

Forme Non Contractée

I nan man’y 

I nan men-l 

I nan men (a)* li

I reyisi’y

I reyisi-l

I reyisi li

Jò’r/ Jò’w

Je’w

Je (a) ou/ w

Soulyòw

Soulye’w

Soulye (a) ou/ w

Sakanm

Sak mwen

Sak (a) mwen

M relo’r/ M relo’w

M rele’w

Mwen rele ou/ w

M rele’y

M rele’l

Mwen rele li

Tontwanm

Tonton’m

Tonton (a) mwen

Pratikay

Pratik li

Pratik (a) li

*(a) utilisé dans le cas du Nord

 

Concernant ce “a” il a existé au départ dans le créole, le Nord l’a conservé parce qu’il l’a intégré dans les contractions tandis que dans l’Ouest il a disparu. Ce ‘a’ venant de l’ancien français est présent dans le nom de la plus célèbre grotte de Dondon la ‘Voute-à-Minguet’ où se trouve des images sculptées dans la pierre par les Indiens avant la venue des Européens. André Minguet, colon venant de France y a dormi avant son installation dans la paroisse. Il est présent aussi dans le créole des anciennes colonies françaises des Antilles devenues depuis des DOM (Départements d’Outre-Mer). Rappelez-vous de la chanson des Aiglons ( ?) des années 70 : « Kuis a poul, poupoul, kuis a fanm » (Cuisses de poule, cuisses de femme), …

 

4) LA PRESENCE DU “R” DANS LE NORD

La présence du « R » se manifeste dans le créole du Nord contrairement aux autres régions du pays. La graphie officielle ne l’a pas admis mais il est là ce « R » plutôt guttural (et doux). La lettre « R » est en général dans le français parlé prononcé différemment selon la région du monde où l’on se trouve : Les parisiens ont un R guttural très accentué (M. Louis NOISIN, fondateur de l’Université Henry Christophe du Cap, raconte qu’il a dû payer cher pour apprendre à le prononcer dans La ville Lumière). Dans la région méditerranéenne c’est un « R » subissant l’influence de l’espagnol, il est prononcé en faisant rouler la pointe de la langue. Les africains par contre prononce une triple « R » de la pointe de la langue même quand il n’y en a qu’un dans le mot. Enfin nous, les caribéens avons un « r » plutôt estompé. En parlant à un Burundais il entendait que je disais « engistrement » pour « enregistrement » que lui il prononce « enrrregistrrrement ». Quand je me suis rendu compte que le « r » changeait selon les zones, alors personnellement j’ai gardé mon « R caribéen ».

Revenons à nos moutons. Si dans les autres régions du pays le « r » est estompé par contre dans le créole du Nord on ne peut en dire autant car on y dit « Janrobèr », « bèr », « mantèr », « volèr », « djòlèr » tandis que dans les autres régions du pays on dit « Janrobè », « bè », « mantè », « volè », « djòlè » (Jean Robert, beurre, menteur, voleur, le dernier mot _’dlojèr’ est l’équivalent de vantard).

 

 

5) L’INTONATION (la musicalité de la langue)

La langue parlée va présenter aussi un rythme différent. L’esprit, pour saisir les mêmes mots est influencé par la cadence, le rythme sur lequel ils sont prononcés. Un étranger venant du Canada francophone quand il parle le  français standard on a du mal à le suivre parce que son débit oral n’est pas celui auquel l’on est habitué. En ce qui concerne le créole, les Nordistes chantent en parlant. Cela demande donc une petite accommodation pour celui qui vient d’un autre coin de la république.

 

Il y a d’autres différences certes de moindre importance telle le « wou li li », « mwen li li » le « li » est doublé contrairement à l’Ouest, la lettre « a » ajouté à la fin des mots tel  « radyo-a », « chèz si la-a », « vwazen sa-a ».

 

La communication exige toujours d’adapter son langage à son auditoire, sans pourtant renoncer à sa langue maternelle ou régionale. Originaire du Nord, j’ai toujours gardé des mots propres à mon patelin, récemment j’ai dû adopter certains autres pour mieux communiquer avec mes interlocuteurs paysans de l’Ouest. Un exemple, le mot « mang » j’ai toujours continué à l’utiliser depuis que je fréquente l’Ouest, cependant en parlant aux producteurs proches de la capitale je me suis rendu compte qu’ils butaient à chaque fois sur ce mot quand je l’employais, alors en leur parlant je me suis mis à utiliser le mot « mango » pour ne pas les confondre. Dans l’Ouest « mang » désigne ce que dans le Nord on appelle « mang lanmè » (Manglier).

 

Il n’y a pas de bonne et de mauvaise langue, ni de supérieure et d’inferieure. Certes il y a des langues qui sont plus évoluées parce que leur vocabulaire est beaucoup plus riche que d’autres.  Les pays où la technologie se développe multiplient les mots par rapport aux nouvelles découvertes. Chaque variante a ses points forts et ses faiblesses, ses avantages et ses limites. On raconte que du temps où il y avait les chefs de section (police rurale) on a capturé un porc qui a été « mis au piquet » (arrêté) chez l’un d’entre eux. Le chef de section questionna trois personnes dont une venait du Sud pour savoir s’il était le propriétaire de l’animal. Il lui répondit « Li pa pou mwen », le Nordiste dit ; « Se pa kinanm », et enfin le 3e issu de la région métropolitaine dit : « Se pa pa’m ». Cette dernière réponse porte à confusion (énormément).

Le Créole du Nord subit de fortes pressions actuellement vu que la graphie proposée s’inspire uniquement du Créole de l’Ouest, les médias parlés (radio) en particulier basés à Port-au-Prince sont de plus en plus relayés sur tout le territoire national, les échanges entre les régions sont en nette augmentation et qu’à cause de la centralisation et de la concentration de tous les pouvoirs à Port-au-Prince.

Aux USA ils ont aussi de fortes variantes dans l’anglais selon l’endroit où l’on se trouve, cependant il y a l’anglais standard qui est celui qui est parlé par ceux qui ont reçu une formation classique avancée. Quand il s’agit d’écrire il n’y a qu’un seul, anglais, mais quand il s’agit d’accent il varie selon les zones.

Le présent travail n’est pas exhaustif laissant du pain sur la planche pour les spécialistes de la question. Les variations régionales observées en Haïti devraient-elles servir dans la préparation d’ouvrages scolaires? Faut-il enseigner dans un seul Créole (celui de l’Ouest) ou faut-il tenir compte des nuances régionales ?

Dans la Constitution Haïtienne de 1987, on a parlé de l’Académie du créole quand est-ce  pourrons-nous mettre sur pied cette institution et fixer les règles du créole haïtien standard, assurer la promotion de la langue dans tous les secteurs de la vie nationale, à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Et pourquoi pas, nous aider à prendre le leadership mondial du Créole en développant du matériel éducatif, allant de l’enseignement préscolaire à universitaire, des ouvrages techniques, scientifiques en plus de ce qui est et sera produit au niveau culturel.

 

Vos commentaires sont les bienvenus.

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Septembre 2007

©Henri-David Eustache