Dit d'Anne aux
Longs Cils
(Extraits de Romancero aux Etoiles)
Jacques Stephen Alexis
Dans la succulence et le jaune du chrome des abricots, dans la fruitée perlière, la glace frileuse des suaves ananas, dans le pétillement des zestes et le rire aigu des jus de citron, dans la griserie des clairs sirops et l'esprit captieux des fleurs des champs dans les odoriférants voyages des pollens fous, dans la chair nuageuse, capricante des parfums, vivait, dormait, était heureuse la petite Anne aux longs cils.
Ce vieux fou de Cyrillien, plongeur de la Grande saline, pêcheur d'huîtres et de lune et jardinier de tous les coraux blancs de l'embouchure, m'a raconté la miraculeuse naissance d'Anne aux longs cils, fille d'une anémone de la mer océane et d'une mouette.
Létendard, le butor, l'effronté, menteur fieffé et colosse des montagnes des Cahos, le plus grand, le plus joyeux simidor de toutes les récoltes, veillées funèbres, enterrements et autres fêtes champêtres, soutient avoir vu de ses yeux, un grand petit matin, Anne aux longs cils sortir d'une rouge cerise de caféier sous le bec cruel d'un oiseau-mouche.
Le circonspect, le grave, l'irréprochable Antoine Langommier dont les yeux étaient deux étoiles, Antoine dont les regards transperçaient les temps et les espaces, Langommier qui voyait à travers la vie, disait qu'Anne aux longs cils jaillit d'un oeuf de l'alizé du soir, d'un phantasme tourbillonnant du vieux Vent Caraïbe.
Celui-ci la faisait naître de la copulation d'une source de Canapé-Vert et d'un papillon de la Saint-Jean.
Celui-là l'avait vu éclore d'un grain de poudre, qui accusait le vieux requin borgne du Fort-l'Islet et une pelure d'orange.
Tel disait qu'elle avait mûri au milieu des pommes d'acajou au bout d'une branche habitée par une luciole épileptique.
Quel certifiait enfin qu'elle venait d'un duvet de marodème et d'une méduse violette.
Caillou rose, cri de cricri, poil de comète, scarabée, rayon d'argent, sucrin, clin d'oeil d'enfant malicieux, poisson-docteur, rire de clochette, pétale de lune, écaille d'arc-en-ciel, lézard enchanté furent les pères d'Anne aux longs cils et sa mère une pépite d'or, une écrevisse, une escarbille de silex, une joie ancienne, une poussière de Charbon, une poule-à-jolie, une chanson d'avril, une goutte de lait, une maîtresse-de-l'eau morte d'amour.
Toujours est-il qu'était heureuse la petite Anne aux longs cils, qu'elle vivait, qu'elle dormait dans la saveur des fruits, dans la tendresse des nuits d'été, dans l'humidité engourdissante des fleurs, dans les fusées des parfums et l'exubérance des bourgeons. Tout son corps frais et candide connaissait l'aurore, les saisons, la lumière. Avec la plante de ses pieds frais, sa joue en feu, sa cuisse qu'elle roulait dans les rivières, avec son ventre ingénu, sa nudité tiède qu'elle plaquait contre les arbres rugueux, ses seins muscats qu'elle frottait dans les terreaux humides des primes-matins, sa bouche ronde qu'elle imprimait dans l'argile grasse des vallées, son aisselle qu'elle collait contre le sol sec et rocheux des ravins, les lis noirs de ses bras qu'elle plongeait dans les boues des pluies des nuits, l'échevau bleu de ses cheveux qu'elle livrait aux dents acidulées du nordé, avec tout son corps Anne aux longs cils pénétrait la vie.
Ainsi vécut Anne aux longs cils, petite bouche-écrin ouvert, ronde narine-bague, tesson de peau frêle, cri-bijou menu, clochette de rire fluet au mitan du coeur de la vie. Nul ne peut dire, nul n'eût pu dire cependant depuis quand Anne roulait dans les espaces, ni son âge, ni le lait, ni la rouille de ses dents, ni la couleur exacte de ses cheveux couleur du temps. Il faut croire qu'Anne aux longs cils ne séjournait nulle part, elle était partout, elle entra dans la chair des mangues qui devinrent des aurores, elle visita les aubergines qui devinrent des crépuscules, elle descendit dans le tafia qui se mua en lever de lune; qu'elle passait comme l'eau courante des ravins ébouquettant les frondaisons, tisonnant la terre et la vie, bouclant de rondes ivres l'écorce accidentée de Quisqueya la belle.
(Jacques Stephen Alexis)
Extraits de "Romancero aux Etoiles" publié chez Gallimard (France) en 1960.
Né le 22 avril 1922 à Gonaïves, Jacques Stephen Alexis fut assassiné en 1961.
"Avant tout et par-dessus tout fils de l'Afrique, je suis néanmoins héritier
de la Caraïbe et de l'Indien Américain à cause d'un secret cheminement
du sang et de la longue survie des cultures après leur mort." (JSA)
Editor: In memory of Romeo Montas