Obsession
Christian Werleigh

Et cette obsession bouillonne en mon ennui,
Et j'y pense le jour et j'en rêve la nuit...

Quand le coeur ébloui par notre belle Histoire,
Je sors de ce passé tout flamboyant de gloire
Où nos Aïeux tombaient en s'immortalisant,
Pour me trouver encor dans l'horreur du présent;
Quand je revis ce temps où qu'on meure où qu'on parte,
La femme est là debout comme aux beaux jours de Sparte;
Quand, survolant les champs de meurtre ou de combat
Où l'homme se fait dieu, mon fier orgueil s'abat
Dans nos cités où comme aux pires jours de Rome,
Le Vice triomphant, l'homme fait honte à l'homme;
Quand, mon Dieu, je puis voir après tant de beautés,
Toutes ces trahisons et tant de lâchetés!
Pour conserver un peu d'orgueil et de lumière,
Pour retrouver ma force et ma foi coutumière,
C'est sur la Femme, c'est sur l'Ange du foyer
Que va se reposer mon regard effrayé.
Et je vois qu'elle sent toute l'horreur du gouffre,
Et je sens qu'elle espère et je vois qu'elle souffre ;
Et je m'approche d'elle en lui prenant la main,
J'y mets tous mes espoirs pour notre Lendemain...
Oh! ces beaux jours de fièvre où l'on se bat et chante !
Oh! ces jours d'héroisme et de grandeur touchante
Où dans le ciel qui s'illumine, on voit flotter
L'étendard du salut et de la Liberté...

Lorsque n'en pouvant plus de souffrir et se taire,
Toutes se prosternant la face contre terre,
Elles élèveront les sanglots de leurs coeurs
Vers celui qui fera de nos morts, des Vainqueurs !
Puis plus vibrantes qu'elles n'ont jamais été,
Debout au grand soleil comme la Libeté,
La robe au vent parlant de gloire et de victoire,
Elles feront le geste grave et péremptoire ;
Quand, tragiques, montrant le chemin de leurs doigts,
A ceux qui les aimaient avec idolâtrie,
Elles crieront : " Va donc ! ...Il le faut ! ... Tu le dois !..."
Au-dessus de moi-même il y a la Patrie :
S'il le faut, je mourrai, mais Elle, Elle vivra !
Oh ! n'est-ce pas, Seigneur, que le grand jour sera ?...

Hélas ! qu'en serait-il de cette nuit épique
Où l'esclave n'avait que sa torche et sa pique,
Si se disant la liberté rêve trompeur,
Sa femme, le voyant près de sortir, eut peur ?...
Qu'en serait-il encor, si loin de se soumettre,
Christophe en écrivant son héroique lettre
Eût vu sa femme en pleurs ébranlant sa raison,
S'affoler de livrer aux flammes, leur maison ?
Toussaint, Vernet, Gabart, Pétion , Dessaline,
Si leur âme était lâche et leur bouche câline,
Si leurs tristes adieux alourdissaient vos pas,
Vous grands Chefs et soldats qui voliez au combat,
Qu'en aurait-il été de votre oeuvre immortelle ?...

Oui, la Femme peut nous sauver, - le croirait-t-elle? -
Et j'en rêve le jour et j'y pense la nuit...
Voilà l'obsession qui gronde en mon ennui.