La Démocratisation en Haïti: Un long voyage commence toujours par le premier pasMarc-Arthur Georges
August 1999L'aspiration à la démocratie est devenue en Haïti une exigence explicite et pressante. Les gens demandent sans équivoque à exercer leurs droits fondamentaux: droit de savoir, droit de faire et de dire. La revendication du multipartisme, la compétition politique, la liberté d'expression, I'organisation des élections sont là certains éléments de ce "Wind of change" qui souffle sur Haïti depuis plus d'une décennie. Pourtant l'on se demande si on est vraiment en présence d'un vrai processus de démocratisation? Je crois que rien n'est moins sur. Il y a eu certes un élan démocratique qui a été pris, dont on peut penser ou mieux souhaiter qu'il ne soit pas prêt de s'arrêter. Pour I'instant la liberté d'expression demeure, avec le multipartisme, I'une des principales conquêtes, sur la pensée unique imposée par les régimes antérieurs. Mais la liberté d'expression seule n'est pas la démocratie, le multipartisme non plus. Ils en constituent une condition nécessaire mais pas suffisante.
C'est quoi la démocratie? Peut-on définir la démocratie? La démocratie est un terme pour lequel il n'y a jusqu'ici aucune définition obligatoire selon le droit international ou les sciences politiques. Tous les états de ce monde ont signé le traité de Vienne, par lequel ils s'engagent á respecter les droits de l'homme et á promouvoir le développement de I'homme. Dans la pratique cependant ils ont une approche différente de la démocratie, la preuve est qu'il existe différents systèmes politiques: une démocratie de type occidental, des républiques communistes populaires (Chine, Corée du Nord, Cuba), une monarchie éligible (la Malaisie), des royaumes et certains systèmes difficiles á définir comme la Libye et I'Iran.
Toutefois je crois qu'il y a au moins trois critères pour une définition minimale de la démocratie: 1. le respect des droits de l'homme, un élément et en même temps le but de la démocratie, 2. Le contrôle du facteur " politique", qui se traduit par la tenue régulière des élections générales, honnêtes et libres, et 3. La création d'un état de droit, qui présuppose un minimum de partage du pouvoir, c'est-à-dire une division stricte du pouvoir, par laquelle les organes état peuvent se contrôler mutuellement.
Dix ans après les premières élections présidentielles libres en Haïti le pays se trouve toujours au début du long processus de la démocratisation. Les bases pour un développement démocratique sont mises, mais la concrétisation va encore longtemps durer. On peut toutefois constater sans aucun doute qu'une double consolidation du processus de transformation a commencé: d'une part I'opposition au gouvernement á l'intérieur du parlement se dessine plus clairement, d'autre part il y a un élan de participation civile plutôt faible á la vie politique; de cet élan pourrait émaner ultérieurement une impulsion pour le développement politique, économique et social.
La participation de la population dans des processus politiques et sociaux joue un rôle important, indépendamment de la croissance économique, comme préalable au vrai développement. Le contrôle et une certaine influence sur l'élite politique et économique sont en même temps les éléments essentiels d'une vraie démocratie. A cela s'ajoutent l'organisation régulière des élections libres, le droit d'organisation politique et sociale des citoyens et aussi la liberté d'opinion et de réunion.
Les impasses voire les dramatiques régressions d'Haïti dans le processus de la démocratisation s'ancrent sans nul doute dans le fait que la société civile en Haïti ne soit pas organisée et n'ait aucun pouvoir. Or une vraie démocratie se caractérise par I'exercice de la puissance civile comme contrepoids et contrôle de l'élite politique et économique. Stéphan d'Amour reconnaît que "la mise au rancard de plus de 80% de la population d'un pays quel qu'il soit, et pendant près deux siècles, suffit á elle seule pour expliquer l'échec de son développement économique et humain". La promotion de la société civile á travers le soutien des organisations de base, des syndicats, des médias etc. doit être nos priorités.
Autre facteur jouant un rôle dans l'échec de la démocratie en Haïti est le manque d'institutions solides, fondement de l'idée état. La notion état de droit évoque une organisation collective reposant non pas sur l'arbitraire et la contrainte, mais sur des règles connues, hiérarchisées, stables et respectées par les gouvernés comme par les gouvernants. Mme Claudette Werleigh dans son analyse "A la recherche d'un arc-en-ciel dans un ciel d'orage" souligne qu'un pays ne peut fonctionner sans "des institutions solides, un leadership éclairé et responsable, la participation du peuple (dont les élections ne sont qu'une forme) et la recherche d'un consensus". Faut-il un leadership éclairé? Je pense que oui, car il ne saurait avoir de démocratie sans démocrates et aussi le développement a besoin d'un "bon gouvernement". Mais un bon gouvernement ne doit pas être attendu seulement d'un bon chef mais de bonnes institutions. On ne saurait créer un état de droit sans consolider les institutions responsables d'édicter les règles de droit, de les faire appliquer d'une façon effective.
Mais comment peut fonctionner la démocratie dans les conditions de pauvreté et d'analphabétisme qui règnent en Haïti? Nous disions que les droits de I'homme constituent un élément de la démocratie et en même temps en sont le but, mais nous avons souvent tendance á oublier que les droits de I'homme ne se résument pas seulement á sa sécurité physique mais aussi á sa sécurité sociale. La déclaration universelle des droits de l'homme affirme : " Toute personne a droit á un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux, aussi que pour les services sociaux nécessaires". Mais ces droits, pour la plus grande partie du peuple haïtien, sont de plus en plus inaccessibles. La fosse des inégalités s'est creusée plus profondément aux cours de la dernière décennie. L'abondance de biens atteint des niveaux sans précédent, mais le nombre de ceux qui n'ont pas de toit, pas de travail et pas assez á manger augmente sans cesse. N'importe où dans le monde on ne peut observer une pauvreté aussi affreuse á coté d'une opulence et dans un contraste aussi criant comme en Haïti, 80% des Haïtiens vivent en dessous du seuil de la misère, sans espoir d'échapper à cette pauvreté et au dénuement. La pauvreté en Haïti est une insulte. Elle diminue, elle déshumanise, elle détruit le corps et I'esprit, sinon I'âme. C'est la plus mortelle des violences, affirmait le Mahatma Gandhi, au début de ce siècle. Le pis de tout, c'est qu'elle persiste, en dépit des stratégies, aussi créatives soient-elles, déployées pour en venir à bout. Certains peuvent prétendre que la pauvreté a toujours existé et existera toujours, mais la pauvreté n'est pas une loi de nature, mais elle est le résultat de la répartition inégale des ressources et du pouvoir.
Cette situation est-elle fatale ? Absolument pas. Nous, qui faisons partie de I'élite intellectuelle, et qui sommes responsables de la misère du peuple haïtien, avons la responsabilité de trouver les moyens de parvenir à une distribution plus équitable des ressources. Le développement exige une augmentation mais aussi et surtout une distribution plus juste du produit social - non seulement pour raison morale, mais également pour des raisons économiques. L'expérience a prouvé que les différences extrêmes de revenu ne mènent pas á l'investissement, mais á la consommation de luxe, et á la fuite de capitaux.
Si nous ignorons les problèmes de ce peuple, nous le faisons à notre propre péril. Le déclin économique et l'accentuation des problèmes sociaux ne peuvent sérieusement faire naître l'espoir que Haïti aura encore une marge de manœuvre suffisante pour une évolution pacifique et démocratique ainsi que pour des reformes d'une nécessité urgente. Les structures démocratiques laborieusement conquises sont sérieusement menacées par I'absence de perspectives économiques. L'histoire récente de l'Allemagne nous a apporté la preuve éclatante que la démocratie ne peut trouver une assise sociale, et donc être acceptée par les citoyens, qu'á partir du moment où ceux-ci peuvent compter avoir du pain et du travail. Dans le cas contraire de nouvelles dictatures et de nouvelles promesses despotiques prendront le relais. Si nous ne réussissons pas á partager plus justement le gâteau, nous courons le risque de nous retrouver les mains vides. Dans ce sens on peut dire qu'une plus grande solidarité et une plus grande justice entre riches et pauvres constituent une stratégie de survie pour tous.
Il nous revient donc, á nous élite intellectuelle et économique, á stopper la misère du peuple haïtien et á lui offrir un lendemain meilleur. Si Haïti s'autodétruit cela s'explique par les rivalités d'hommes et de clans acharnés á s'octroyer une part de privilèges. Il nous faut donc arriver à un compromis pacifique entre les attentes parfois opposées des catégories sociales ayant des intérêts distincts, voire contradictoires. La participation démocratique en Haïti dépendra du succès ou de I'échec des efforts entrepris pour harmoniser la stratégie de la croissance économique, la reforme de I'état et de la politique sociale ainsi que le rôle dirigeant joué á cet égard par les pauvres et leurs organisations.
Nous avons des responsabilités envers notre peuple. Le bien-être de chaque citoyen constitue la garantie pour un développement pacifique. Car jamais les coups état et la "force brutale ne pourront juguler I'aspiration fondamentale du citoyen haïtien á la liberté et á la dignité." La politique est I'art du possible, si I'on oublie cette prémisse l'on ouvre la porte á des revendications maximalistes.
Une autre Haïti est possible.
Marc-Arthur Georges, le 08.08.99
for Windows on Haiti